Hubert Renard
(les archives d'Hubert Renard)
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un/un
n°2, mai juin juillet 1999, entretien avec Alain Farfall

L'espace d'un entretien
"Quelque chose à la surface de l'image..."

A l'occasion de l'exposition d'Hubert Renard chez Unglee (1, rue Cail Paris Xe), du 5 au 13 juin 1999, un/un publie un entretien inédit, qu'Alain Farfall avait réalisé peu de temps après la parution du fascicule "L'exposition du bonheur (triptyque)".

Alain Farfall : Ce travail que tu intitules "L'exposition du bonheur (triptyque)" est assez complexe, difficile à appréhender, à cause de ses multiples niveaux de lecture. Ce jeu de mise en abîme est assez nouveau dans ton œuvre.
Hubert Renard : Pas vraiment. Peut-être ai-je poussé le bouchon un peu loin cette fois-ci, mais je ne crois pas que cela soit très différent de certaines de mes interventions plus anciennes, comme par exemple "Visite d'atelier", où j'ai exposé dans mon atelier de Lyon des photographies de ce dernier, déguisé en ateliers de peintres de renom. Ou encore mon exposition à São Paulo, où je montrais des reproductions photographiques de ma collection de peintures de Monsieur Durand, qui reproduisait à la gouache et sur toile cirée des tableaux de grands maîtres de la peinture. Je n'aime pas ce terme de mise en abîme, qui me semble traîner après lui un peu tout et n'importe quoi, et finalement ne pas dire grand chose. Disons que j'aime à brouiller les pistes, oui, peut-être parce que ça me permet de mettre le doute au premier plan. Je n'ai pas grand chose à dire, en fait, j'ai envie plutôt de partager des interrogations, que j'avais dès que j'ai commencé un travail plastique, et qui ne vont qu'en s'accroissant.

Pourrais-tu préciser les différentes strates de ce travail sur le bonheur ?
Il ne s'agit pas réellement d'un travail sur le bonheur. D'ailleurs, si j'ai voulu que des citations de philosophes ou d'hommes de lettres se rapportant à l'idée du bonheur émaillent le catalogue, c'était plutôt pour mettre en relief l'absence de ce type de réflexion dans l'œuvre elle-même.

Ma question n'était pas innocente. Mais pourrais-tu décrire assez simplement les différentes étapes de ce travail, de sa genèse à l'exposition de Quimper, et de celle-ci à la pièce exposée à la BFI de Nantes ?
Assez simplement ? Sûrement pas ! Les choses ne paraissent avoir une logique avec l'histoire dans laquelle elles s'inscrivent, qu'après coup. En réalité elles se fabriquent et se nourrissent de tant d'événements parfois inidentifiables, que chercher à les décrire revient à écrire leur mythe. Mais bon, c'est aussi comme ça que tout être humain construit sa propre identité, c'est à dire en inventant sa propre histoire.

Je pourrais alors formuler ma question ainsi : peux-tu me raconter l'histoire de cette pièce ?
Ce travail est pour moi très lié au fait que je m'étais complètement arrêté de produire depuis les dernières photos en collaboration avec Charles Addenby. Je ne savais plus trop quelle direction prendre et comment poursuivre cette recherche sur le photographique. Charles était sollicité ailleurs, et notre expérience commune me semblait intéressante si elle ne s'érigeait pas en système. En fait, j'étais troublé par une envie très grande mais que je ne maîtrisais pas vraiment, concernant la représentation du corps humain. Pendant un an environ, je n'ai fait que des photographies d'images pornographiques repiquées dans la presse spécialisée. Surtout les petites images publicitaires pour les vidéocassettes, qui sont souvent très mal imprimées et dont la trame grossie devient extrêmement troublante. J'ai montré un peu par hasard ces photos à Vincent Cassard, le directeur de l'espace Zoom Avant de Quimper, qui a été enthousiaste et voulait en faire une exposition. Mais je trouvais le rapport au sexe un peu facile, un peu "provocation de province". Je lui ai alors proposé de faire la même chose, mais sur le thème du visage souriant, celui de l'image Ultra-Brite. J'ai réalisé une grande série de repiquages de photographies de gens heureux - c'est très facile à trouver ! - et j'en ai fait une toute petite sélection pour cette exposition, où j'ai essayé de condenser tous les poncifs de la représentation du bonheur dans la presse.

Et le triptyque ?
"L'exposition du bonheur" a été un vrai succès. Il y a eu un article particulièrement élogieux dans la presse locale, et j'ai vendu pratiquement toutes les pièces. C'est à cette occasion que j'ai rencontré Jean Dessabons, le président de la banque BFI. Il m'a presqu'immédiatement proposé cette commande pour le hall du siège social à Nantes. Les photos exposées à Quimper étaient des tirages uniques et ne correspondaient pas aux contraintes du lieu à investir : il s'agissait en effet de créer une œuvre qui fasse aussi usage de distribution de l'espace, c'est à dire murer une porte devenue inutile. L'idée du triptyque était inscrite dans cet espace : trois arcs, dont un à fermer.

Pourquoi as-tu réutilisé les photos réalisées pour Quimper ? Tu pouvais en faire trois nouvelles pour cette commande…
Ou choisir trois images pornographiques toutes prêtes… Le problème, c'est que j'étais mal à l'aise par rapport à ce lieu. J'étais déjà assez étonné qu'une banque me commande une œuvre qui affichait assez clairement une critique de la société de consommation, donc de l'argent et du capital. J'ai pensé justement qu'il fallait être cette fois plus provoquant. D'où l'idée de ne pas exposer ces photos qui avaient séduit, mais leur reproduction, entassées les unes contre les autres, et mal photographiées.

Tu parles ici des reflets ?
Oui, ce qu'il y a de drôle, c'est qu'habituellement, pour reproduire des documents brillants, on s'évertue, avec des rideaux noirs et des projecteurs à exactement 45º, à éviter les reflets. Là j'ai dû rajouter des vitres devant les tirages, et mesurer patiemment les lumières pour trouver le bon équilibre entre l'image reproduite et l'image reflétée. Je voulais qu'on puisse sur ces trois photos (qui ne sont qu'une seule image divisée en trois) jouer comme on peut le faire parfois devant une boutique : dompter l'œil à regarder dans la vitrine ou le reflet de la rue sur la vitre. Ce qui fonctionne assez bien, puisque j'ai remarqué que certains ne voient pas ces reflets qui gênent pourtant la bonne lecture des images. L'œil est habitué à les ignorer. Le phénomène est similaire dans les musées.

Mais n'est-ce pas plutôt une façon de dissimuler, de cacher, plutôt qu'une provocation ?
Je ne crois pas.

Ces reflets sur les photos reproduites sont pour toi la mise en évidence de leur absence même (puisque nous constatons qu'ils ne renvoient pas l'espace architectural de la banque), ou plutôt une façon de souligner leur caractère de simulacre ?
Les deux, sûrement.

Et comment cette pièce a-t-elle été reçue ?
C'était étonnant : la banque a adopté le projet à l'unanimité du bureau du mécénat, malgré le coût du caisson lumineux en trois volets, qui m'avais semblé prohibitif… Mais je tenais à cette technique, la seule pouvant réellement éliminer tout effet de reflets sur mes photos, qui reposent sur ce principe. Une fois la pièce installée, je suis souvent passé en visiteur voir les réactions de gens. Certains ne voient rien (les publicités pour les prêts immobiliers ou les assurances-tous-risques utilisant aussi ce type d'images, elles trouvaient naturellement leur place ici), certains cherchent un slogan, imaginant peut-être une publicité énigmatique (as-tu remarqué comme la publicité fonctionne de plus en plus sur le mode de la perturbation situationniste : une image ou un slogan sans rapport avec l'objet qu'il prétent vanter, ou un message totalement mystérieux, qui appelle une suite ?), d'autres s'interrogent plus longuement sur cette chose, dont ils se demandent à bon droit s'il s'agit d'une œuvre d'art ou pas (c'est moi qui ai demandé à la BFI de ne pas mettre de cartel de type muséal, mais plutôt la brochure qu'ils ont édité à cette occasion accessible à la banque d'accueil juste à côté). Je crois que les gens sont troublés parce qu'il est difficile d'identifier précisément la nature de cet objet, malgré son côté " déjà vu ", ses références immédiates à un arsenal visuel banalisé, mais ici perturbé par son mode de présentation.

Ton bonheur, c'est de troubler les autres ?
Mais je suis moi-même troublé par cette difficulté d'appréhender le monde réel. J'ai vraiment l'impression qu'il est impossible de faire, rien que faire, et de ne montrer que ce faire. J'ai retenu de l'art minimal que l'objet le plus simple, disons un cube blanc, avait cette potentialité extraordinaire de porter toute l'attention du public sur l'autour de l'œuvre. Sauf que je me demande s'il est possible de ne faire qu'un cube blanc. En fait, je cherche dans chacunes de mes pièces à voir ce qui peut se réaliser, être au monde réel, et dans les photos de photos, c'est pareil, j'expérimente la réalité d'un quelque chose à la surface de l'image. C'est de l'ordre du plaisir, pas du bonheur, bien sûr.

Quel est ton rapport à tes contemporains (je pense à Richard Prince ou à Sherrie Levine) et plus précisément, te sens-tu proche du simulationnisme, tel que Baudrillard a pu l'énoncer ?
Je connaissais bien le travail de Prince avant de commencer ces photos, et évidemment je m'attendais à ce type de rapprochement. Je crois que, malgré des ressemblances formelles, mon travail n'a rien à voir avec le sien, dans la mesure où lui fait une véritable étude structurelle des images de consommation courante, alors que je n'ai cherché dans l'exposition de Quimper qu'à opérer un grossissement, un effet de loupe, sur un objet qui me semble particulièrement intéressant, séduisant, parce que particulièrement ambigu. Le triptyque, quant à lui, tente de détruire la tentation de réification qui est fatalement inscrite dans ce travail.
Il m'arrive de lire Baudrillard, mais je ne me sens pas engagé dans un programme ou une réflexion commune. Et tout ça relève de l'après-coup, comme on disait tout à l'heure, on peut toujours inventer une histoire qui rattache votre travail à tel ou tel mouvement, mais c'est du mythe, pour faire joli, pour pouvoir classer les choses. En réalité, c'est plus compliqué.

Propos recueillis par Alain Farfall, décembre 1989.