Hubert Renard
(Les archives d'Hubert Renard)
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Critic
n°6, été 1995, Alain Farfall

Le hic et nunc de l'intervention
Hubert Renard à l'épicerie

À l'IPAC de Paris, en 1994, Hubert Renard proposait au public de regarder son exposition assis sur de confortables poufs et offrait, par des livres et des documents, de compléter la contemplation à travers une information et des discussions entre visiteurs. Dans la cave d'une épicerie du quartier de Pelleport, dans le 20e arrondissement de Paris, pour son exposition Faire avec qui conclut sa résidence de deux mois organisée par l'association +/- l'épicerie, il propose un partage d'idées, sur une construction sonore parfaitement maîtrisée, que le public peut à son gré modifier, enrichir, détourner. Il y a quelque chose de nouveau dans son travail, une façon tout à fait inédite qu'il a d'aborder, voire de contourner, le principe même de l'exposition.
Il est d'usage de considérer qu'il existe un caractère particulier à l'œuvre d'art qui la distingue des autres objets de production, de l'artisanat, de l'industrie. Ce caractère pourrait relever d'une même nature que les rapports humains, mais c'est là une intuition de départ : l'art ne se contente pas d'être une réalisation matérielle, il cherche le débat, l'interactivité, la discussion entre individus. L'art est une expérimentation temporelle, il vient au monde réel hic et nunc. C'est ce vécu présent de l'œuvre qui pointe dans les récentes interventions de Renard, liant le geste de l'artiste au champ collectif. Cette discussion (du latin discussio, "secousse"…) est intimement combinée à l'œuvre, elle collabore à sa réalisation tout autant que le processus de création adopté par l'artiste ou sa stratégie de diffusion.
Ce caractère qui distingue l'œuvre d'art des produits manufacturés pourrait aussi se déceler dans la valeur de l'objet : d'un côté, les produits commerciaux, qui ont un prix dépendant de l'offre et de la demande ainsi que de leur valeur symbolique, souvent déterminée par la puissance des campagnes publicitaires ; de l'autre, les œuvres d'art, qui, si elles font l'objet d'un marché répondant aux mêmes lois commerciales, sont, par nature, sans utilité, libres, souples, universelles. Elles se vouent, instantanément et avant tout, au domaine du partage et de la circulation. L'art est à la fois un objet et une expérience, c'est un don de la pensée matérialisé dans une production : l'artiste crée des relations entre l'homme et l'univers, concrétisées dans des formes plastiques.
Car c'est bien l'attitude de l'artiste qui est à l'origine de l'art : sa manière et sa démarche donnent à l'objet tout son sens. Les actes qui le constituent et le documentent sont un élément de son propos, le rendent lisible et l'éloignent bien sûr du sacré, au grand dam des partisans d'un retour généralisé à l'obscurantisme. Que Renard expose un objet sculpté ayant la forme d'un escabeau à roulettes (Escamobile, 1995) pourrait donner lieu à une lecture symbolique (l'élévation, la mobilité…) ; le fait que l'artiste construit son œuvre aux mesures exactes de l'espace d'exposition rend inopérantes les fonctions de l'objet (qui ne peut être déplacé, les poutres l'en empêchant, et son plateau supérieur, trop près du plafond, reste inaccessible), et modifie radicalement son sens. Cet objet, mimant le caractère utile d'un ustensile ordinaire incite le visiteur à s'emparer physiquement de lui et à expérimenter son caractère factice. Il s'inscrit ainsi dans une démarche que l'on retrouve chez de nombreux artistes de la scène contemporaine, qui s'intéressent plus particulièrement à une production de sociabilité qu'à un produit esthétique, et qui, sans mépriser l'image, minimisent son importance dans le principe d'exposition. L'art d'aujourd'hui fait du public un coéquipier.
L'œuvre de Renard élabore un monde, un style, une thématique et un itinéraire très personnels. Dans l'épicerie, suite aux témoignages recueillis pendant les deux mois de sa résidence, l'artiste a cherché à sonder les visiteurs sur leur définition de l'art ; cette expérience lui a inspiré Ciel (1995), trame d'ampoules électriques géométriquement installées au plafond, qui éclairent l'exposition, évoquant les astres, les étoiles, les lumières d'une fête foraine ou d'un bal populaire. L'artiste a posé aux clients du magasin une question simple : "Peut-on vendre de l'art dans une épicerie ?" (proposition qui interroge à la fois le statut de l'objet d'art et sa diffusion), il a enregistré leurs réponses et il a réalisé non pas une analyse sociologique mais une magnifique œuvre sonore, qui remplit l'espace de voix se chevauchant, s'entrecoupant, se répétant, circulant dans cette cave et l'animant d'un fluide vibrant et saisissant.
La question que l'artiste pose aux visiteurs est directement liée au lieu de l'intervention : un petit commerce de quartier. Cependant, +/- l'épicerie fait partie de ces structures de diffusion qui aujourd'hui se multiplient, refusant l'idée d'une exposition uniquement marchande pour favoriser les rapports entre un public et une œuvre. L'art doit être objet de débat. Cette exposition, si elle est le résultat des échanges et des rencontres avec une population locale, prend aussi le parti d'être une expérience vécue originale, puisque toute personne présente est invitée à intervenir sur la bande-son, grâce à un micro prévu à cet effet. L'artiste prend le risque de la contradiction et cherche à provoquer la discussion ; il offre à l'action du public un travail lui-même issu d'une confrontation avec autrui. Il nous rappelle de façon radicale que l'œuvre se fait collectivement avec le regardeur, et semble vouloir imaginer des rapports humains de qualité plutôt que théoriser des modèles pour construire l'avenir. Cette aventure expérimentale réagit aux académismes de cette fin de siècle, résiste à une histoire de l'art contemporain tyrannique et crispée.
Renard s'est toujours interrogé sur le rapport des médias à l'image, et n'a cessé de questionner notre aliénation au monde de la communication marchande ; il privilégie aujourd'hui la proximité et l'échange direct. Son hypothèse première, le champ des rapports humains en tant qu'espace de création, bien que sous-jacente dans toute expérience plastique, est une position véritablement originale. Cette intervention se situe entièrement dans l'interférence, dans l'aventure qu'offre toute relation humaine, et tente de se débarrasser de l'emprise de la pensée globalisante. Bien entendu, il ne s'agit pas de décréter une société nouvelle, mais de partager une utopie ordinaire et individualisée, à travers des recherches matérielles et volontairement incomplètes.
À partir des rencontres, enquêtes, discussions que la boutique de Pelleport aura suscitées, Renard crée un catalogue de figures collectives, qui expose des idées personnelles et des perceptions intimes. Son exposition prend en charge la représentation spatiale de ces rencontres, leur rapprochement à un champ culturel contemporain, et interroge la place de l'artiste dans le monde de la création et dans la société. Son univers reste marqué par les formes minimalistes ou conceptuelles, mais sa préoccupation s'est éloignée de ces mouvements historiques, et il s'agit pour lui de trouver une manière de créer en adéquation avec le monde dans lequel il s'exprime. La sculpture ou, pour la première fois dans son œuvre, le montage sonore ne sont pas utilisés en tant que marqueurs d'une esthétique, mais comme outils capables de donner forme à l'expérience vécue. L'artiste est passé d'une étude des usages des codes de communication de masse à une modélisation des moments d'échange, cherchant dans l'intime un potentiel plus riche que celui de la culture de masse.
À l'opposé de l'art conceptuel qui l'a longtemps nourri, Renard ne fait pas de "l'idée" un déterminant plus ou moins idéalisé au-dessus de l'objet réel, il prend les choses matérielles comme des éléments constitutifs d'une expression, au même titre qu'une réponse improvisée à une question posée au public. Dans l'esprit de l'artiste, il n'y a pas de différence entre l'enregistrement des réflexions des visiteurs et la sculpture en forme d'escabeau qu'il a fait réaliser par une entreprise de serrurerie. Il projette ainsi une relation originale à l'espace et au temps. Car la véritable question qu'il faudrait finalement se poser est : "Que peut-on acheter comme œuvre de Hubert Renard dans l'épicerie de Pelleport ?"