HUBERT RENARD
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C.V.
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CRITIQUE ET UTOPIE - LIVRES D'ARTISTES
La Criée, Centre d'art contemporain,
Rennes, janvier 2001



Combien d'œuvres d'art, fameuses ou pas, ne me sont connues que par leur reproduction photographique dans un catalogue ? Combien d'expositions ? - En faire la liste serait sûrement amusant, et je pense que les reproductions seraient plus nombreuses que les œuvres elles-mêmes. (Etendre cette liste à toutes sortes d'autres objets, jusqu'aux villes. Non, je ne suis jamais allé à New York, mais comme j'ai l'impression de bien la connaître…) Combien de fois ai-je dit que je connaissais tel ou tel travail artistique, parce que j'avais lu un article, feuilleté un catalogue, qui le présentait ? Peut-on se contenter de la reproduction, du commentaire ? Combien de fois me suis-je précipité sur le catalogue après avoir visité une exposition pour confirmer/infirmer/compléter les impressions que j'en avais eu ? Qui d'ailleurs peut se passer des commentaires de l'œuvre, regarder, appréhender l'objet seul, dans sa présence réelle, et se passer de son inscription culturelle ?
L'atelier Brancusi est-il plutôt dans sa reconstitution place Georges Pompidou ou dans les livres qui reproduisent les photos de l'époque ? Combien d'œuvres ayant un caractère éphémère, évènementiel, ont-elles comme vie l'édition, le livre, la photo-souvenir ? Combien d'expositions semblent avant tout faites en vue de l'édition d'un beau catalogue scientifique qui fera référence ? Et combien de ces catalogues sont réellement plus intéressants que l'exposition elle-même (1) ? Est-ce la peine d'aller à Saint-Petersbourg quand le cédérom du Musée de l'Ermitage m'offre une visite complète et à domicile ? Combien d'artistes, de galeries, de musées ont un site Internet ? Ces expériences avec la documentation de l'œuvre sont-elles à considérer au même niveau que la confrontation réelle avec l'objet ? Cette question, qui n'était peut-être pas aussi pertinente il y a simplement, disons, quarante ans (tout le monde sera d'accord avec moi je pense pour dire que la peinture de Rothko (2), pour ne citer qu'elle, est impossible à reproduire)(3) devient plus complexe avec l'art conceptuel, évidemment, mais aussi aujourd'hui avec des œuvres qui procèdent plus du sens et du savoir que des sens et du sentiment. (4) Et avec la photographie, qui a enfin acquis le statut d'œuvre d'art à part entière, et qui, chez les bons imprimeurs en tout cas, ne souffre pas, je crois, de la publication.(5) (Reste alors encore à discuter des nombreux cas particuliers : quel rapport entre la reproduction imprimée d'une image de Jeff Wall et l'objet caisson lumineux exposé ?)
Il est généralement admis que la photographie ne peut en aucun cas restituer objectivement le monde réel, alors pourquoi continue-t-on à photographier des œuvres d'art afin de faciliter leur diffusion ? Et pourquoi est-ce que je continue à acheter des livres qui les reproduisent ? L'expérience que je fais de ces objets à la surface du papier imprimé n'a-t-elle aucune valeur ? (sujet de dissertation philosophique : Expérience et Connaissance) Pourquoi ne puis-je travailler que chez moi, entouré de ces livres, qui représentent pour beaucoup des œuvres que je n'ai vu que dans leurs pages ? Si l'art n'est sûrement pas dans ma bibliothèque, l'histoire de l'art s'y fait.
Ces questions autour de la reproduction de l'art, autour du catalogue, du livre sur l'art, ont été des détonateurs (6) pour mon travail. C'est ainsi que le livre est devenu pour moi un des lieux naturels, évidents, où intervenir. Sans m'être jusqu'à récemment interrogé sur la problèmatique des livres d'artistes (7), j'ai toujours été attiré par le livre, parce qu'il est facilement diffusable, accessible (économiquement et physiquement), parce qu'il est maniable, parce qu'il est ailleurs et partout, qu'il permet de sortir des réseaux spécialisés, et qu'il peut devenir un espace d'investigation particulièrement riche. Le livre, mais aussi l'imprimé, le multiple, les photocopies, le net... Faire des livres (produire des documents) autour de mon œuvre, plutôt que l'œuvre elle-même. Des livres qui ressemblent à des catalogues d'exposition. Des catalogues d'exposition qui sont mon œuvre d'art. Sans autre objet. Pour moi, artiste, faire des livres est une évidence. Est-ce une évidence qu'en ceci ils deviennent des livres d'artistes ? C'est en tout cas certainement pour cela que je me retrouve à écrire ici ces quelques reflexions, dans ce catalogue, dans ce livre, ce livre qui reproduit des images d'autres livres - encore un livre…

Hubert Renard

1- Je pense notament à fémininmasculin, le sexe de l'art, organisée au Centre Georges Pompidou en 1995, et dont l'accrochage ressemblait à un grand "foutoir" (ce qui n'était pas en contradiction avec son thème), où les œuvres s'entrechoquaient sans réellement produire quoi que ce soit, hormis une réduction désolante de leurs sens. Le catalogue, quand à lui, très beau, complet, avec des sections documentaires qui complètent l'exposition, est un livre tout à fait remarquable que je feuillette régulièrement.
2- Si je pense à Rothko avant tout autre, c'est parce que j'ai le souvenir précis, après avoir visité une magnifique rétrospective de son œuvre à Londres, qui m'a réellement bouleversé, de mon désappointement devant l'impossibilité que j'éprouvais à acheter le catalogue, très bien fait certes, mais où rien de ce que j'avais pu éprouver devant les peintures ne se retrouvait dans les reproductions (je ne l'ai pas acheté, pas plus que celui du Musée d'Art Moderne de la Ville de Paris.)
3- Si la peinture en général est difficile à reproduire (il manque toujours quelque chose, la matière, le format, l'épaisseur, le poids… voire la couleur : je me souviens d'une illustration reproduisant en noir et blanc un monochrome bleu d'Yves Klein) certaines œuvres résistent plus que d'autres à l'édition. J'aime imaginer un peintre dont l'essentiel des efforts consisterait à rendre son travail proprement irreproductible.
4- Mais ce n'est pas propre à l'art récent : ai-je besoin de voir la Fontaine de R. Mutt dans une salle d'exposition pour en saisir toute l'importance ? Ou me suffit-il de savoir que Duchamp l'a fait ? Et que dire alors de la photo de Stieglitz, qui isole cet urinoir devant une toile de Marsden Hartley ?
5- Elle a même parfois tout à y gagner : il me faut avouer que depuis toujours je m'ennuie dans les expositions de photographies, cette photographie "classique" et historique, qui se conjugue dans des formats quasi identiques les uns des autres, sous des passe-partout, et qui produit des alignements d'images au kilomètre (si possible plongés dans une demi-pénombre au nom de la sacro-sainte conservation des épreuves argentiques si fragiles…). Je préfère un bon catalogue de Brassaï, plutôt que d'avoir à supporter ces kilomètres fastidieux dans l'obscurité…
6- Le terme est un peu fort : je suis en train d'écrire et d'embellir l'histoire de mon propre travail. Il y a eu des expériences plastiques qui ont provoqué ces questions. Mais réécrire l'histoire, plus ronde, plus parfaite, c'est sans doute la faire.
7- Bien que connaissant de longue date les livres de Ruscha, Broodthaers, Boltanski, etc…, je n'avais pas pris conscience qu'ils pouvaient donner lieu à des questionnements esthétiques autour de leur forme, qu'ils pouvaient dans leur diversité être considérés comme un domaine des arts plastiques à part entière.