HUBERT RENARD
WORKS
Les archives
C.V.
Retour au sommaire

CLASSEURS
(à anneaux, à soufflets) et documents apparentés

Exposition organisée par le Centre des livres d'artistes
Galerie du CAUE
1 rue des Allois, 87000 LIMOGES
du 25 mars au 25 avril 2008
Commissaire : Didier Mathieu


Lien: Centre des livres d'artistes

classeur 3

L'exposition rassemble trente publications -1- dont la particularité - le dénominateur commun - est d'être des classeurs. On peut en esquisser une typologie, forcément "poreuse" : des publications d'artistes (Ben, Claude Rutault, monochromes 3, Lefevre Jean Claude, Daniel Spoerri, Herman Damen, Jean-Marc Cerino, Eric Watier) aux catalogues d'expositions (documenta 72, Quand les attitudes deviennent forme), en passant par des publications qui ont à voir avec l'archivage ou les archives (Guy Lemonnier, Hubert Renard, Sarkis, Jean-Marc Berguel, Jean-Pascal Flavien), des catalogues d'expositions conçus par les artistes (Claude Rutault 22 réalisations à l'ARC, Bernhard Luginbühl, Joep van Lieshout) et une revue (reaktion).
A ces classeurs, s'ajoutent des publications éparses, non reliées : les LJC notations de Lefevre Jean Claude et les éphémères et confidentiels bulletins Propositions publiés par Claude Gintz à la fin des années 1970.

Objet si peu précieux, ordinaire, presque trivial, le classeur évoque les archives, l'administration (parfois la bureaucratie) ou l'école. Objet domestique, il est utile pour classer les factures d'eau et d'électricité, les bulletins de salaire, les feuilles d'impôt et bien d'autres papiers à conserver au moins trois ans. C'est un contenant, un réceptacle dont l'austérité sied à son contenu. Cette carcasse - une couverture, robuste pour durer, munie d'un système de reliure - facilite deux activités : accumulation et classement. Même vide un classeur en impose parce que potentiellement empli, complet (ou parce que déjà plein d'une impossible complétude)-2- .

Les publications d'artistes sous forme de classeurs donnent à lire et à voir des ensembles de documents, dans une sorte de fatras organisé et ouvert (fluidité et fragilité entre les choses). La "reliure" - le lien entre ces documents - est une reliure "mobile". Il est permis d'ajouter, (de retrancher ?), de déplacer et de réorganiser.
Dans les classeurs, les documents se superposent, formant des strates. Ces entassements ne nous contraignent pas à une lecture chronologique-3- . En imprimant sur les intercalaires de 23 documents classés la mention "quelques temps avant ou après", Sarkis installe une incertitude, une sorte d'indécision quant à la succession des documents dans le classeur. Le classeur de Gesammelte werke band 1 - 2 bilderbücher est une succession de seize feuilles d'acétate de différentes couleurs, trouées de fenêtres de différents formats, combinées dans un certain ordre. En les "reliant" - dans un classeur - Dieter Roth autorise leur déplacement, et l'envie est grande de défaire l'ordre établi, de faire naître d'autres superpositions de couleurs et de formes.

L'intercalaire (souvent à onglet) est le complément indissociable du classeur. Là il fait le gendarme, il met de l'ordre (catalogues documenta 72 et Quand les attitudes deviennent forme) ; le classement alphabétique fait autorité. Ailleurs il cloisonne, semblant donner un peu de cohérence à des éléments hétérogènes (ainsi, dans les sept numéros de la très éclectique revue reaktion peuvent se côtoyer les œuvres de près de soixante-dix artistes, œuvres aussi différentes que celles de François Morellet, Gilbert & George, Hubertus Gojowcjk, Maurizio Nannucci, Christian Megert, Ian Hamilton Finlay...).
S'agissant des classeurs dans lesquels Lefevre Jean Claude assemble ses "texte-titres", l'intercalaire scande une totalité faite de fragments.

Le choix de la forme classeur peut être dicté par des raisons économiques ou par les contraintes d'une économie de la diffusion. Dans son avant-propos à l'édition en fac-similé de Ecrit pour la gloire à force de tourner en rond et d'être jaloux (Z'éditions, 2001), Ben précise : "Depuis 1962 je voulais faire un grand livre qui contiendrait tout, c'est-à-dire la somme de mes idées chapitre par chapitre mais ce n'est qu'en 1965 que je trouve la solution. N'ayant pas d'argent et pas d'éditeur, j'eus alors l'idée, que je trouvais à l'époque géniale, du classeur d'écolier c'est-à-dire de faire imprimer les chapitres au fur et à mesure que j'avais de l'argent et puis d'ajouter les chapitres les uns aux autres dans le classeur d'écolier."
Entre 1990 et 1992, Lefevre Jean Claude édite sous forme de classeurs, et diffuse en les expédiant par voie postale ou en les remettant de la main à la main, neuf de ses travaux textuels qu'il nomme "textes-titres" (AMPEG 1989, AC19751990, AITSRS1990, ACTDLMRSS199O, INDEX1990, A&CFP19891991, TOKTOYNAGTOKKAT1991, RPECRGCP92 et PR019858792). Imprimés en photocopie sur des feuilles perforées, ces "textes-titres" sont diversement réunis au fur et à mesure de leur parution. Le contenu des classeurs est donc variable, composé, semble-t-il, pour chaque destinataire.

Plusieurs publications empruntent à l'univers des archives et d'autres, au delà d'un aspect formel, constituent des archives -4- .
Sarkis revêt, à l'aide de tampons en caoutchouc, chaque page du classeur déjà cité, des mentions - quasi administratives - "classé" et "d'après la copie originale".
Dans un classeur à soufflets (entre classeur à anneaux et boîte celui-ci permet de réunir des éléments de différents formats et volumes) les divers papiers et brochures collectés et conservés par Daniel Spoerri forment un dossier sur un aspect de son travail - et centre d'intérêt, qu'il qualifie de "magie à la noix" (Dokumente / Documents / Documenti zur krims-krams Magie, 1971). En 1990, Guy Lemonnier invente une institution fictive, le "Conservatoire Nominal des Arts et Métiers", dont les publications, bien réelles, répertorient, classent l'œuvre de l'artiste. Deux d'entre elles sont des classeurs : Conservatoire Nominal des Arts et Métiers (2000) et Galerie Commune - Galaxie Commode (2006).
C'est au début des années 1990 que l'artiste Hubert Renard - dont les interventions / expositions lors des Biennales de Paris en 2004 et 2006 ont attiré l'attention - commence à œuvrer à un travail d'archivage des documents relatifs à la carrière et aux œuvres de l'artiste Hubert Renard (notamment celles produites à partir des années 1980) -5- . Une partie de l'œuvre de Hubert Renard prend alors la forme de publications confidentielles, éditées à peu d'exemplaires. Intervento privato - Documents (2001, 6 exemplaires) regroupe, dans un classeur, la documentation complète concernant une œuvre de 1990, Intervento privato, installée à Bergame dans l'appartement du collectionneur italien Maurizio Seghi : copies des articles de presse, photographies, fac-similé des dessins préparatoires, carton d'invitation à l'inauguration, copie du certificat d'authenticité.
Telle qu'elle se présente, la publication Stille Gesten - Boite documentaire - deux classeurs dans un étui - éditée, elle aussi, en 2001 à 6 exemplaires, est plus énigmatique. Dans un premier classeur on trouve, comme dans Intervento privato - Documents, des documents afférents à une exposition titrée Stille Gesten (Kunsthalle de Krefeld, novembre 1990 - janvier 1991), et à la suite un dossier sur les précédentes et significatives expositions de l'artiste (L'exposition du bonheur (triptyque) à Nantes en 1989, L'exposition du bonheur à Quimper en 1988, L'esperluète à Marseille en 1987, à Limoges en 1984, à Dijon en 1981, à Parme en 1980 et à Saint-Etienne en 1977). Dans un deuxième classeur, on trouve 52 diapositives, en deux séries marquées A1 à A25 et B1 à B28, rangées dans 4 pochettes à compartiments : un diaporama dont le plan de projection est joint (les diapositives A (œuvres exposées) et B (vues de l'exposition) seront projetées côte à côte, et défileront suivant un rythme régulier de 12 secondes pour les unes et 8 secondes pour les autres). Ce diaporama titré Stille Gesten, n'est pas un document d'archives mais bien une œuvre de Hubert Renard éditée par lui en 2001, en écho à l'exposition imaginée par Hubert Renard, Stille Gesten, en Allemagne en 1990-91.
En outre, chacune de ces publications est accompagnée du curriculum actualisé de l'artiste.
Les archives - "documents anciens rassemblés et classés à des fins historiques" - de l'artiste Hubert Renard fondent l'actualité de l'œuvre de Hubert Renard (elles en sont "commencement" et "pouvoir", au sens étymologique du mot "archives").
Dans un court texte qui fait autorité, publié en 2003 (en français) dans le numéro 49 de la revue milanaise C'era una volta, l'universitaire et critique d'art Gianni Schicchi qualifie le travail d'Hubert Renard d'"ar(t)chives".
Comme les portes, les archives sont ouvertes ou fermées, et l'information est fermée ou ouverte. Les archives - ouvertes - des artistes Hubert Renard contiennent une part d'information, elle, fermée.
En imprimant ses LJC notations sur des feuilles à perforations pour classeur à anneaux de format 29,7 x 21 cm (20 éditées et diffusées entre 1985 et 1990), Lefevre Jean Claude induit en quelque sorte leur destination et leur devenir. Il signale que ces feuilles sont à conserver, à archiver. Il en va de même des quatre bulletins Propositions édités et diffusés par Claude Gintz (Claude Rutault, Victor Burgin, Sarkis, Jean Le Gac. En tout 23 feuilles de format 21 x 14,8 cm).

A la marge de l'idée d'archives, certaines autres publications sont des catalogues - au sens d'inventaire - "listes méthodiques accompagnées de détails et d'explications". A l'occasion de son exposition au Kunsthaus de Zürich en 1972, Bernhard Luginbühl dans Plastiken geöffnet établit la nomenclature de ses sculptures, sous forme de fiches - planches de dessins techniques dont le cartouche mentionne le titre, les dimensions, le matériau utilisé, l'année de réalisation et le nom du propriétaire de chacune. Dans 4 x 190 / 140 -...- (E), Jean-Marc Berguel enregistre de façon systématique quelque cent six projets d'axonométries créés entre 2000 et 2002.

L'impossibilité d'établir une classification rigide de ces publications est mise en évidence dans deux œuvres de Claude Rutault : 22 réalisations à l'ARC -6- et monochromes 3.

En couverture de la première, le titre, tel qu'énoncé, laisse penser qu'il s'agit d'un catalogue d'exposition : "claude rutault : 22 réalisations à l'ARC musée d'art moderne de la ville de Paris du 16 mars au 24 avril 1983". A l'intérieur, les premières pages sont occupées par la reproduction du carton d'invitation à l'inauguration, les habituelles mentions concernant l'exposition et le catalogue -7- , et par un court texte introductif de l'artiste. A la suite, alors qu'on s'attend à voir, comme dans tout catalogue d'exposition, des images de celle-ci, on découvre des vues de salles vides du musée associées au répertoire des réponses faites, par vingt-deux personnes, à la proposition de Claude Rutault - pour cette exposition - d'actualiser une des ses définitions / méthodes (textes-réponses de Bernard Blistène, Jean Brolly, Dominique Clergier, Vincent Clergier, le coin du miroir, Eric Decelle, Lyonel Deneux, Mijo et Pierre Faveton, Xiane et Eric Germain, Marc Hostettler, Beaudoin Jannink, Catherine Lagarde, Bernard Marcelis, Jean-Hubert Martin, Jean-Louis Maubant, Massimo Minini, Ghislain Mollet-Viéville, Suzanne Pagé, Jean-Pierre Vignaud, René Denizot, Liliane et Michel Durand-Dessert, Roger Mazarguil). 22 réalisations à l'ARC semble être un document sur un projet en cours ou un avant-projet d'exposition (...ou encore une exposition). Peu conventionnel, il est vrai, cette publication est cependant, et effectivement, un possible catalogue de l'exposition. Essentiellement, 22 réalisations à l'ARC est, comme annoncé en première page, "un travail de claude rutault réalisé du 4. 11. 1982 au 15. 2. 1983". (trois pages vierges ajoutées à la fin du classeur font supposer que ce travail n'est pas clôt, à continuer).
monochromes 3, édité en 1982 est à la fois document de travail, catalogue, document d'archive ("mémoire d'un travail") et travail de Claude Rutault : "En même temps qu'un rappel, ce volume constitue une série de 56 peintures, recto verso. Il peut être continué sous forme d'un second tome, soit sous forme d'une pile de toiles, soit encore... non continué..." -8-
"faisant suite aux deux expositions monochromes de 1979, ce travail rassemble sous forme de feuilles-échantillon peintes, les différentes couleurs utilisées pour les présentations publiques de 1973 à 1919, période correspondant au livre "définitions / méthodes" -9- .
De plus, Claude Rutault utilise pour désigner cette publication le terme de "livre" : "ce livre, produit à 25 exemplaires, ne peut en aucun cas, être présenté sous une autre forme que celle de ce classeur" -10- .
monochromes 3 est bien un livre au sens de partie d'un grand ouvrage (d'un traité ?). Paginées 223 à 268, les feuilles de monochromes 3 s'inscrivent entre celles des "livres" 108 définitions /méthodes, 1973-1979 (1 à 222) et DEFINITIONS / MÉTHODES vol. 3 (269 à 432).
Les archives ont à voir avec la mémoire. Ta tête de mort c'est moi qui l'ai sculptée publié par Jean-Marc Cerino en 1998 -11- est un memento-mori ("souviens-toi que tu es mortel") laïque, cent images qui mêlent en surimpression, visages de vivants (portraits tirés de magazines) et crânes. Images qui portent aussi en elles l'effroi et le souvenir des grands massacres planifiés, récurrents dans l'histoire de l'humanité.

DIDIER MATHIEU, février 2008

1 —Quelques Pièces manquantes, parmi tant d'autres : Mel Ramsden The black Book (1967), Mel Bochner Working Drawings and Other Visible Things on Paper Not Necessarily Meant to Be Viewed as Art (1966), Chris Burden Chris Burden 71-73 (1974), Maurizio Nannucci The Book (1968), les 402 classeurs de Hanne Darboven, ceux de Carl Andre...
2 — Nombre des classeurs exposés ont été édités au début des années 1970. Certains se souviendront que dans ces mêmes années étaient diffusées, chaque semaine chez le marchand de journaux, cahier par cahier, des publications à caractère encyclopédique (les animaux, les trains, la mer, la montagne...). Avec le premier fascicule acheté, on recevait une couverture vide, munie à l'intérieur de deux languettes en métal, dans lesquelles, semaine après semaine, on glissait les cahiers nouvellement parus.
3 — Chacun peut constater que, de façon domestique, le classement des factures et autres papiers compose une chronologie à rebours : le document le plus récent est dessus. On ajoute pas à la fin mais au début.
4 — Dans la toute nouvelle - et fort peu passionnante - revue en ligne So Multiple, Jérôme Dupeyrat, tout jeune doctorant, signe un article assez bien documenté, titré Au-delà de l'œuvre : les livres et les éditions d'artistes comme espaces de documentation artistique, qui porte sur "les pratiques de documentation du réel", et dans lequel il analyse certaines publications de Daniel Buren, Allan Kaprow, Jan Dibbets, Richard Long, Edward Ruscha, Simon Morris, Lena Goarnisson et Hubert Renard. Ne souhaitant pas utiliser, à propos des publications dont il traite, le mot "documentaire" - fortement connoté, écrit-il, il préfère lui substituer un mot de son cru : le mot "documentative" (quel vilain mot). Magnifique coup d'épée dans l'eau : créer un néologisme est chose aisée ; forger l'idée ou le concept qu'il est sensé porter est plus ardu. Par parenthèse (cela n'a pas beaucoup d'importance), il est patent qu'au travers de cet article, on voit clairement comment se met en place en France, au sein de l'Université avec l'aide des candides épigones que sont les étudiants, l'étriquée histoire officielle du genre "livre d'artiste".
5 — En 1984, tout juste diplômé de l'école d'art et accomplissant mon service militaire en tant qu'objecteur de conscience, je travaillais dans une institution culturelle à Limoges. C'est à propos d'une demande d'aide à l'édition, qu'à cette époque, j'ai croisé Hubert Renard, artiste méticuleux et inquiet, alors qu'il préparait le catalogue de son exposition au Centre limousin d'art et de culture.
6 — "[...] catalogue difficile à trouver, pilonné sans que j'en sois prévenu à peine trois années après sa parution. l'exposition consistait à demander à 22 personnes de choisir dans le livre 108 définitions/méthodes une proposition et de l'actualiser." Claude Rutault, définitions / méthodes, le livre, Paris, Productions flammarion 4, 2000.
7 —La mention de copyright surprend : © chacun pour soi. S'agissant de paratexte (cette mention ravirait sans doute Gérard Genette) on ne peut mieux faire.
8 — Claude Rutault, "d/m 118 bis. monochromes 3, 1982" in : Claude Rutault, définitions / méthodes, le livre, Paris, Productions flammarion 4, 2000.(Document en mains, on compte 46 peintures et non 56).
9 et 10 — Claude Rutault, texte liminaire de monochromes 3. Le livre évoqué est 108 définitions / méthodes 1973-1979, Paris, Intelligence Service Productions, [1981].
11 — Le titre est un vers de la poétesse Cécile Sauvage (mère du compositeur Olivier Messian). L'idée de cette publication est ancienne et Jean-Marc Cerino lui donne forme à l'occasion d'un projet d'exposition collective de la galerie Rhinocéros de Strasbourg (un classeur identique avait été envoyé à chacun des artistes sollicités). Ta tête de mort c'est moi qui l'ai sculptée a par la suite fait l'objet d'une édition à cinq exemplaires.
Les images ont été constitutives d'une action de l'artiste, "Porte la mort au Zocalo", réalisée à Mexico en novembre 2001 durant la fête des morts et dans le cadre de l'exposition La medida del mundo (Jean-Marc Cerino, Erik Nussbicker, Philippe Poupet).