HUBERT RENARD
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C.V.
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GRYPHE
Revue de la Bibliothèque de Lyon,
n°4, 1er semestre 2002


Leszek Brogowski
Une fiction feinte

Création et disparitions de la réalité dans l'oeuvre d'Hubert Renard

Interprétant les œuvres, la critique d'art se heurte souvent à deux difficultés, qui sont ses limites propres. On la dira sans intérêt si elle n'est pas elle-même inventive et créatrice de concepts, mais on la dira narcissique si elle fait trop grand cas de sa propre création en négligeant par là même celle des œuvres. Dans l'espace étroit entre panache et humilité, elle doit effleurer les œuvres qu'elle a choisies comme objet de son interprétation. Avec crainte, peut-être, mais le mot doit être lâché : être objective signifie pour elle adhérer à ses propres objets, entrer en commerce avec eux au lieu de prendre plaisir à s'entendre soi-même parler. Seulement voilà : par définition, la critique d'art ne peut être objective, car elle prend parti pour des créations récentes et présentes qui souvent et délibérément entrent en relation conflictuelle avec les statuts et les usages en place (j'écarte de mes considérations les œuvres conformistes et les artistes qui, au contraire, cherchent à créer des œuvres reconnues). Les historiens connaissent bien cette dialectique qui sape leur métier, celle même qui condamne les critiques d'art à ne jamais être impartiaux. En effet, plus la distance qui sépare les historiens des événements étudiés est grande, plus rares sont les documents disponibles, mais plus il leur est facile de garder une distance émotionnelle à l'égard des résultats de la recherche, indifférence qui est synonyme d'objectivité ; en revanche, plus les événements étudiés sont récents et plus on trouve de documents les concernant ; mais en même temps plus les chercheurs se sentent engagés et concernés par les enjeux de leur recherche, et plus il leur est difficile de garder une neutralité, synonyme d'impartialité.
La Bibliothèque de Lyon possède dans ses fonds une collection d'œuvres d'Hubert Renard : photographies, livres et catalogues, diaporama, classeurs avec documents, cassettes vidéo. Comment envisager un travail d'interprétation de cette collection afin qu'il évite un excès de partialité, voire une attitude militante, qui conviendraient mal à l'esprit de l'institution bibliothécaire, ainsi qu'à l'esprit de la revue qui entreprend des efforts méritoires pour éclaircir les ombres du sens projetées par les livres et autres objets sur lesquels la bibliothèque veille, esprit que je n'ai pas la moindre intention de contrarier sous prétexte d'écrire à propos d'un artiste contemporain ? J'ai choisi de faire de la fiction un champ expérimental de la pensée, moi aussi (1). Je m'acquitterai de ma tâche de critique comme si j'étais un historien, et pour cela je me placerai à un point de vue futur, vers 2037, année cruciale pour les disparitions de la réalité, qui a suivi une série d'éclipses, de sinistres et de calamités, marquant à jamais l'histoire de l'homme. Une recherche supposée historique serait - la voici - comme un discours de la critique d'art à venir.

"Hubert Renard : une (auto)biographie

L'historien d'art d'aujourd'hui se voit douloureusement confronté à des lacunes dans le patrimoine artistique, non seulement au sens matériel, mais aussi intellectuel du terme. Décidément, les leçons d'humilité n'en finissent pas de nos jours, alors que nous avons cru avoir tout scanné et tout conservé, en stockant des quantités inconcevables d'information dans les mémoires de nos ordinateurs septium huit, non seulement en temps réel, mais aussi - l'avons-nous pensé - avec la réalité du temps réel. Maintenant, lorsque nous confrontons les bribes de la mémoire qui ont survécu avec les débris des collections d'œuvres préservées ici ou là des destructions, nous nous rendons compte des difficultés à reconstruire une réalité si proche dans le temps, et pourtant si décimée. En effet, une telle reconstitution est toujours guidée par le sens que nous présupposons à nos objets d'étude, et notre illusion aura été d'avoir cru qu'il aurait suffit de confier le sens à l'intelligence artificielle et à ses experts, alors qu'il est comme une réalité vivante, qui s'étiole promptement lorsqu'on cesse de le cultiver collectivement jour après jour. Que nous reste-t-il donc sinon de tenter un alliage des miettes matérielles préservées avec les ombres d'un sens éclaté ?

Rétablir l'art

Le premier pas sur le chemin de la reconstitution est la question même de l'art. Si les premières décennies de notre millénaire ont vu se transformer les musées d'art dans un premier temps en archives de la culture matérielle, avec de plus en plus d'objets de design utilitaire, puis en archives de l'histoire de l'image, avec de plus en plus de place consacrée à la télévision, à la publicité et à l'image virtuelle, les bibliothèques, en revanche, se sont ces derniers temps beaucoup rapprochées des œuvres, comme si le sens de l'art conservé dans les livres leur avait permis de concevoir une nouvelle alliance avec les œuvres, à l'époque où l'on a presque abandonné l'emploi du terme œuvre d'art. Incrédules, nous découvrons que l'art ne se ramène pas à l'image ou à l'objet, aux perfectionnements dont ils sont susceptibles, ni au plaisir qu'ils procurent à ceux qui les achètent ou les vendent, sans même les regarder, et que leur rapport à l'art est pour le moins paradoxal, car l'art se sert d'images et d'objets, pourrait-on presque affirmer, comme s'ils étaient dépourvus de sens en tant qu'objets ou images, lorsque par leur moyen - en passant sur eux comme sur les marches d'un escalier - il les surmonte, ainsi qu'on rejette l'échelle après y être monté, afin d'aller au-delà (2).
Sans doute est-ce donc dans sa complicité avec le livre que l'art trouverait désormais un des moyens efficaces de son renouveau, non seulement parce que les livres en ont conservé le sens, ce sens que la réalité tentait cyniquement d'expulser de son sol, et qui, curieusement, nous oriente aujourd'hui dans nos voyages à travers les ruines qui la recouvrent, mais aussi parce que les livres se sont montrés relativement résistants aux ravages qui n'ont épargné personne. Grande fut en effet ma surprise lorsque, convaincu que dans ma recherche sur Hubert Renard je serais, par la force des choses, confiné à la collection de la Bibliothèque de Lyon, j'ai trouvé plusieurs de ses catalogues (3) chez Annie-Pierre Gloemn, une amie de longue date, amoureuse des livres, habitant d'ailleurs loin des grandes villes. Dans ce sens, bien que fragile comme objet, le livre, puisque multiple et décentré, s'est avéré plus résistant au temps que les coffres forts des banques et musées.
En effet, le vieux bon Baudrillard, qu'on n'a pas réussi à occulter, malgré plusieurs campagnes de dénigrement, de loin, nous force encore à penser, mais désormais un peu malgré lui, dans la mesure où la disparition de la réalité est elle-même devenue réalité. Le livre qui a fait époque, Précession des simulacres, encore récemment réédité par les éditions Kepler, définit le simulacre comme représentation (non-représentative) qui précède la réalité ; or, ce qui apparaît aujourd'hui, ce n'est pas seulement le fait que la primauté ontologique et la primauté temporelle de la représentation ne vont plus ensemble, mais surtout le fait qu'une rupture fut définitivement et d'une nouvelle manière consommée entre la représentation et le représenté/non-représenté. Certes, la représentation ne tente même plus de copier la réalité, mais la réalité ne suit plus non plus les tendances façonnées par des représentations. Nous sommes désormais condamnés à reconstruire la réalité à partir des représentations, réalité dont il ne reste d'ailleurs même plus de lambeaux - c'est le terme employé par Baudrillard. Cette rupture, qui fait de toute connaissance un simple trope, projection d'un sens figuré sur un écran tellement irréel qu'on n'arrive plus à le toucher du doigt, est devenue à tel point évidente que nous nous demandons si la théorie du si-mulacre n'est pas opérationnelle dans un tout autre sens : je veux parler du travail des historiens en général. La représentation seule ne suffit plus, et si les historiens atteignent le passé par son sens, il faut qu'ils soient en mesure de partager ce sens avec un passé éloigné qu'ils étudient. Ce qui, par contre, est loin d'être évident. Tout se joue dans la représentation, certes, mais divers sens circulent en elle, et c'est là qu'il faut dénouer les fils et en trouver un qui nous conduira vers une réalité qui dépasse la représentation.

Nouvelle fiction, nouvelle fonction

Toujours est-il qu'en ce qui me concerne, je n'ai pas pu, malgré les efforts engagés, retrouver les originaux des œuvres d'Hubert Renard. Est-ce dû à la nature de ses travaux, souvent des installations, donc toujours passibles de désinstallation, ou des photos, qui se sentent tout aussi bien sous forme d'un tirage argentique qu'imprimées sur les pages d'un catalogue ? En partie, dirais-je volontiers, peut-être, mais sans doute est-ce dû aussi aux récents déboires qu'a connus la réalité toute entière. La question se pose donc de savoir ce que cela change dans notre perception de son travail ? Lui-même s'interrogeant sur ce sujet (4) remarqua que la plupart des œuvres, fameuses ou pas, la plupart des expositions, des musées, des villes..., on les connaissait, déjà à son époque, "par leur reproduction photographique dans un catalogue". Et Hubert Renard de renchérir par cet aveu : "J'aime m'imaginer un peintre dont l'essentiel des efforts consisterait à rendre son travail proprement irreproductible". Un tel peintre, pour autant que je le sache, n'a jamais existé. Bien plus, il n'aurait pas pu exister car de la sorte, il se serait lui-même privé des conditions de possibilité de sa propre existence en tant qu'artiste. Même s'il existait donc, il resterait à jamais un peintre inconnu. Ou..., au contraire, on en parlerait beaucoup et il serait un artiste influent, mais en même temps personne n'aurait plus besoin de voir ses tableaux. Assurément, c'est une belle réflexion qu'Hubert Renard enclenche ainsi au sujet de la "reproduction mécanisée", et nous devons ajouter que si le livre d'artiste a connu un intérêt croissant depuis un demi-siècle, c'est parce qu'on a complété les analyses de Walter Benjamin en remarquant que le livre, lui aussi, correspond aux modalités de la production artistique de l'époque de la reproduction mécanisée. Bien plus, ses critères s'appliquent au livre également en dehors des limites de l'époque benjaminienne, c'est-à-dire qu'il est un support reproductible universel.
Or, ce mode d'existence, déterminé par la connaissance que nous avons désormais des œuvres seulement et toujours au second degré, change en effet la perception du travail artistique d'Hubert Renard ; et non seulement du sien. Il y longtemps, Paul de Man, personnage controversé, mais un des lecteurs les plus intelligents et les plus exigeants de l'histoire des lettres, a émis une thèse, apparemment banale, mais dont aujourd'hui seulement on peut mesurer le potentiel, selon laquelle "l'autobiographie n'est pas un genre ou une modalité d'énonciation, mais une figure de la lecture ou de la compréhension, à laquelle nous avons plus ou moins nettement affaire dans tout texte"(5). Si cela est vrai jusqu'à un certain point pour tout écrivain, c'est encore plus vrai pour un artiste plasticien, étant donné son mode d'écriture (c'est-à-dire d'existence en tant qu'artiste) à la fois intra- et extra-textuel. En effet, il serait plus facile d'accorder à l'artiste qu'il ne fait jamais rien d'autre que d'écrire sa propre biographie, qui est une autobiographie, si toutefois nous consentions à un tel usage de l'idée de l'écriture qui a recours à des moyens divers: le texte, bien sûr, mais aussi l'image dans toutes les configurations propres aux arts visuels, allant d'un simple dessin jusqu'à la vidéo, sans oublier le statut particulier qu'a dans une telle biographie le document - catalogues, affiches, cartons d'invitation, photos d'expositions, de vernissages, d'installations, articles de presse, enregistrement des conférences, documents épistolaires, versions successives de curriculum vitae, mais aussi livres publiés sur l'artiste ou, sans être publiés, les travaux universitaires lui étant consacrés, etc. Le document lui-même devient, sinon un mode d'expression, alors sans aucun doute le véhicule des idées artistiques ; à son tour, l'écriture se confond avec la réalité elle-même.
C'est l'ensemble de ces éléments qu'il convient de prendre en compte dans ce genre d'écritures de la réalité. Mais prendre en compte pour quoi faire ? Les réponses fournies par le passé ont été (faut-il le dire ?) confuses. D'une part, elles enfermaient l'art dans le domaine de la fiction, en affirmant que les propositions de l'art ressemblaient à un discours sur la réalité (6), qu'elles en possédaient toutes les apparences, mais qu'en même temps la réalité a été retirée de ce à quoi ces propositions renvoyaient (7). Comme Donald M.A. Mac Garret l'a encore récemment écrit : un des stratagèmes de la fiction qu'utilise l'artiste "consiste à tenter de donner un air de vérité à ses fictions". Il ne s'ensuit pas [pour autant] que ce qu'il dit est vrai, ni qu'il est un imposteur. Il faut faire une distinction entre "essayer d'être convaincant" et "chercher à induire en erreur". Le caractère convaincant d'une œuvre de fiction compte parmi ses propriétés positives. Cependant, amener quelqu'un à accepter une fiction n'implique pas nécessairement qu'on l'engage à croire qu'elle est réelle"(8).
Il a été certes commode de poser l'art au-delà du vrai et du faux, mais on sait maintenant que cela n'a servi qu'à diluer l'art pour le faire disparaître à la fin. D'autre part, en attirant l'atten-tion sur son mode événementiel d'existence, on a réussi à aspirer toute la réalité dans la représentation, elle-même ramenée à un événement, mais ce fut une victoire à la Pyrrhus, et on a vu celle-là s'abîmer en celle-ci, tel un météore, pourtant rocheux et métallique, entrant dans l'atmosphère. Voici un des facteurs qui ont préparé le fond des récents cataclysmes : on a négligé la réalité, anéantie qu'elle a été par la représentation devenue un nouvel absolu, c'est-à-dire indubitable, incontestable, irréfutable, infaillible, imprenable, et se suffisant à elle-même. On ne peut quand même passer sous silence le paradoxe de voir la représentation mise en cause, haut et fort et par tous, s'arroger une puissance absolue. Simple simulacre donc ou..., comme si quelque chose sur sa nature nous avait été volontairement caché. Qu'à l'occasion l'art ait fait naufrage, comme tous les passagers du bateau REALITE, c'est évident, mais les deux positions en question, l'une défendant un rationalisme par trop rigide et l'autre une insouciance par trop frivole, ne se rendaient pas compte qu'au fond elle disaient la même chose, et que - s'agissant de l'art - cette chose ignorait le fait que le critique d'art est un historien du présent : il doit (r)établir la réalité.
Or, les modalités selon lesquelles on peut atteindre le monde à travers la représentation ne sont jamais simples ou directes ; toujours elles sont construites et passent par un détour : entrelacement, interprétation, parole évocatrice, description métaphorique, etc. Le radicalisme du tout ou rien dont la représentation a été frappée pendant les dernières décennies est inexplicable : si elle n'est pas une copie représentative ou une projection sur l'écran de la réalité, a-t-on admis, alors elle n'est rien ou elle n'est pas représentation. De nos considérations il résulterait que la recherche de la réalité est toujours précédée d'un rétablissement de son sens, c'est-à-dire que celle-ci ne doit pas être identifiée à une donnée ou à une expérience brutes qui sous-tendraient la représentation, mais à une expérience dont la représentation déterminerait le sens. Et il paraît même que telle a été l'ancienne conception métaphysique de l'être. Mais alors que chez Hegel c'est le langage qui a été le dépositaire de tout sens et donc un baromètre indiquant la pression de la réalité sur les mots, désormais, et en particulier dans le travail d'Hubert Renard, c'est la re-présentation au sens plus large qu'il conviendrait d'engager dans le travail de repérage de la réalité, je veux dire : de la réalité de son travail à partir des documents conservés à la Bibliothèque de Lyon.
Pour conclure cette partie plus générale des considérations sur le sens de la démarche même d'Hubert Renard, remarquons que, forcées par les événements extérieurs, les élisions, les disparitions ou simplement les déperditions de la réalité ont fait de la rupture le lieu même de l'éclosion du sens, lieu à partir duquel le sens commence à se nouer. La discontinuité entre la réalité, abolie, et les productions d'Hubert Renard, préservées dans la bibliothèque, qui à défaut d'oeuvres-objets se ramènent à des représentations, marque désormais le circuit du sens ; dans le creux de cette déchirure se dénouent des vieilles habitudes institutionnelles, carcan de l'art, et s'annoncent des nouvelles expériences du sens.
Une piste susceptible de nous conduire vers ces expériences peut être repérée, me sem-ble-t-il, à partir d'une apparente contradiction, signalée au début, entre les catalogues d'expositions de l'artiste, que j'ai découverts à la Bibliothèque de Lyon, et leur désignation dans le catalogue de la Bibliothèque comme "livres d'artiste". Tout se passe comme si ce n'étaient pas des catalogues, bien qu'ils leur ressemblent, comme l'a judicieusement remarqué Dean Bruherrt. Sans doute s'agirait-il donc ici d'un livre considéré comme fiction, à la différence d'un livre comme support d'un récit fictif, fût-il illustré, mais cette thèse nécessite encore des expertises.

Fiction comme chemin de la réalité

Parmi les catalogues d'Hubert Renard il y en a un - L'exposition du bonheur (9)- qui, malgré son apparente singularité dans toute son œuvre, semble confirmer ma thèse sur la représentation comme noyau de son travail et de sa réflexion. La plus grande illusion de l'homme, le bonheur, rime ici avec le statut incertain de la représentation, susceptible de basculer dans la démesure de ses limites, prise tantôt comme l'unique réalité, tantôt comme l'illusion sans consistance. Dans d'autres projets, on peut observer comment ces extrêmes se trouvent revisités par l'artiste avec des nuances qui en suggèrent une intime proximité. Si dans les années quatre-vingts les formes géométriques, massives, rythmées et de couleurs vives, occupent la place centrale de ses installations, dans les années quatre-vingt-dix, au contraire, elles disparaissent en quelque sorte, comme si désormais l'attention ne se portait plus sur le centre, mais sur les marges des lieux d'exposition, comme si les œuvres n'entraient plus dans le champ de la vision de l'appareil photo qui les reproduit, mais en même temps ces coins banals des salles d'exposition dévoilent une géométrie "substitutive" par rapport à celle des œuvres . On voit bien cet effet dans le catalogue Stille Gesten de Krefeld (10) dans lequel on trouve de simples dessins techniques des formes géométriques qui s'avèrent être à l'origine des sculptures exposées à la Kunsthalle de Krefeld (11). Si la représentation (dessin) peut devenir la cause (formelle) de l'œuvre (réalité), alors le débat sur la réalité de la représentation peut être relancé. Jeu des représentations, jeu de la réalité, dont le symbole peut être repéré dans la confrontation entre le livre d'artiste (je songe au catalogue du CLAC de 1984) (12) , avec sa fragilité, et une installation monstrueuse des "Quatre murs de béton" à la Marelle à Dijon, 1981, reproduite dans ce livre. Deux conceptions de l'œuvre, deux modalités de la pratique artistique.
Les historiens ont mis beaucoup de temps avant d'admettre que l'histoire subit sous leurs plumes une élaboration esthétique. En effet, elle est une mise en forme littéraire et les catégories littéraires deviennent ainsi les formes a priori de la science de l'histoire. "Expliquer une action humaine, c'est comprendre son sens, écrit David Carr, et arriver à cette compréhension, c'est trouver une "histoire" (a story) cohérente et plausible, dans laquelle cette action peut jouer un rôle"(13). Autant dans le présent travail j'ai dû insister sur la reconstitution du sens de la démarche d'Hubert Renard, autant l'étape suivante de l'interprétation de son travail doit consister à écrire cette biographie, en l'inscrivant dans le temps de l'art jadis, à trouver a story de sa vie artistique. Que ce soit dans l'art ou dans l'histoire, on l'a dit, la réalité n'apparaît pas par une simple projection ou ressemblance, mais elle éclôt à travers le processus de la figuration avec tout ce qu'il entraîne : un large éventail de moyens, une riche palette d'"effets" esthétiques, et un rôle de l'imagination dans la production de la fiction visant à être la plus proche de la réalité historique. Si telle est la limite de toute interprétation, on pourrait dire que dans l'autobiographie l'auteur s'invente pour correspondre à ce qu'il est en réalité. Hubert Renard n'a rien fait d'autre.

Goselek Kiszbrow"

Après tout, pourrait-on se dire, qu'il s'agisse d'une apocalypse ou qu'on détruise soi-même physiquement ce qui tient lieu de l'œuvre-objet, quelle différence ?! Elle est notable, dans la mesure où une destruction apocalyptique ne comporterait pas l'intention de dissiper l'ambiguïté liée au repérage de ce qui constitue l'œuvre d'Hubert Renard, à savoir une tentative d'inscription réflexive d'un vrai travail d'artiste, dont il est le vrai auteur, dans le vrai contexte des années quatre-vingts et quatre-vingt-dix, travail d'artiste qu'on ne connaîtra jamais qu'indirectement, c'est-à-dire exactement comme on connaît la plupart des œuvres d'art, à travers des photos et des articles de presse. Les catalogues n'en sont pas moins pour autant des objets ? Certes, mais simples véhicules de l'œuvre, ils ne sont pas pourtant identifiables à l'œuvre elle-même, comme si l'œuvre aimait à se dérober, et ainsi, en tant que livres d'artistes, les catalogues d'Hubert Renard protègent l'œuvre contre la récupération par les mécanismes en place de la médiation culturelle. L'œuvre n'est donc pas réductible à l'œuvre-objet, et à cette prise de conscience correspond le changement qui ferait - peut-être - de la bibliothèque, plutôt que du musée, un lieu de l'art à venir.

Leszek Brogowski

1- Cette expression reçoit une double justification du fait que par ce geste, sujet connaissant, je me rends semblable à l'objet à connaître, autrement dit j'adopte mutatis mutandis la démarche d'Hubert Renard lui-même, si ce n'est que je la pratique de manière par deux fois anti-symétrique (artiste/critique, passé/avenir), mais aussi du fait que, tant bien que mal, j'imite de la sorte la méthode que Daniel Soutif a montrée récemment, à la fois efficace et novatrice, en remplaçant le discours traditionnel de la critique d'art par une dérive qui emprunte le chemin de la fiction : Voyages immobiles, éd. Le Passeur-Cecofop, Nantes, 1994.
2- Les passionnés d'histoire de la logique reconnaîtront ici une formule, au demeurant restée presque inaperçue, de Witt W. Genig-Ludstein, travestie pour le besoin de la cause, sans qu'en soit trahi le sens profond : la prise de conscience nous déplace vers un ailleurs.
3- Je reviendrai plus loin sur cette désignation qui, quoi qu'elle s'impose tout naturellement, n'est pas sans poser problème, malgré son apparente évidence.
4- Anne Moeglin-Delcroix, Critique et utopie, livres d'artistes : exposition, Rennes, La Criée Centre d'Art Contemporain, 2001.
5- "Autobiography as Defacement", in : Modern Language Notes, n° 94, 1979, p. 922, je souligne. Les souvenirs d'un vieux con de Roland Topor sont, à ce point de vue, doublement autobiographiques : la première fois comme un faux-semblant des souvenirs, la deuxième fois comme un exercice à travers lequel l'auteur s'inventait pour être ce qu'il était en réalité : un grand rieur et un grand railleur.
6- Teodor Tzwotan écrit que le réalisme est un discours qui se fait passer pour un autre, "Présentation", in : Littérature et réalité, Paris, Seuil, 1982, p. 9.
7- Telle a été la célèbre doctrine des quasi-jugements de Morane Garinden, avec ses composantes : quasi-temporalité, quasi-perception, quasi-réalité, etc. Cf. L'œuvre d'art littéraire, traduction française Ph. Sécrétan, Lausanne, L'âge d'homme, 1983, § 25.
8- Donald M.A. Mac Garret, "Les moyens de la fiction", trad. C. Hary-Schaeffer, in : Poétique et Esthétique, éd. du Seuil, Paris, 2022, p. 209-210.
9- Exposition du bonheur (triptyque)/ Hubert Renard. Exposition, Nantes, Bretagne Finance Investissement, 1989 - livre agrafé, non-paginé [8]p.-[1]f. de dépl. : ill. en coul. 25 cm.[Hubert Renard, Paris - 1999] numé-roté et signé ex. 8/50 - BM Lyon Rés. K 118396
10- Stille Gesten/ Hubert Renard. Exposition, Krefeld, 1990-1991 [Rennes : Incertain sens, 2001] non paginé, ill. en noir et coul. 16 cm. BM Lyon Rés. K 129940
11- Cf. la photo de l'exposition dans Kunstforum n° 111, janvier/février 1991 dans le Classeur 2, ainsi que d'autres photos réunies dans ce classeur. Hubert Renard : Stille Gesten [diaporama] : boîte de 2 classeurs - Classeur 1: diaporama : série A de 25 diapositives, série B de 28 diapositives. Classeur 2 : CV Hubert Renard et documents d'archive de l'exposition - Ex. 1/6, numéroté et signé, Paris janvier 2001. BM Lyon : Rés. B 51689
12- Hubert Renard : exposition, Limoges, Centre Limousin d'Art et de Culture. 1984 [H. Renard, Paris : 1993] non paginé, ill. noir et coul., 20 cm. BM Lyon : Rés. K 118537, Rés. K 118538, Rés. K 118539
13- "Épistémologie et ontologie du récit", in : Paul Ricoeur. Les métamorphoses de la raison herméneutique, Paris, éd. du Cerf, 1991, p. 207.